Introduction par Damien Theillier
En 1774, Condorcet est appelé au ministère par Turgot. Dès lors, Condorcet déplace son centre d’intérêt des mathématiques vers la philosophie et la politique. La première année, il écrit essentiellement des pamphlets, défendant les idées des amis de Julie de Lespinasse. Les années qui suivirent, il prend la défense des droits de l’homme, et particulièrement des droits des femmes, des juifs, et des noirs. Il soutient les idées novatrices des tout récents États-Unis, et propose en France des projets de réformes politiques, administratives et économiques.
En 1776, Turgot est démis de son poste de contrôleur général. Condorcet choisit alors de démissionner de son poste d’inspecteur général de la Monnaie, mais sa démission est refusée, et il reste en poste jusqu’en 1791. Plus tard, Condorcet écrira la Vie de M. Turgot (1786), où il exposera et démontrera le bien fondé des théories économiques et sociales de Turgot.
Dans ce texte, Condorcet résume les grandes idées de Turgot. Selon ce dernier, le principe fondamental qui doit guider l’action du gouvernement est que « tout doit tendre non à la plus grande utilité de la société, principe vague et source profonde de mauvaises lois, mais au maintien de la jouissance des Droits naturels ». D’où il résulte que la liberté de nuire à autrui ou de violer ses droits n’existe pas et que la loi doit l’interdire. Dans ce cadre et dans ce cadre seulement, l’intérêt particulier tend toujours vers l’intérêt général. Le véritable laissez-faire consiste donc à reconnaître que la liberté d’agir sans nuire à autrui ne doit jamais être restreinte.
En résumé, « les intérêts des nations et les succès d’un bon gouvernement se réduisent au respect religieux pour la liberté des personnes et du travail, à la conservation inviolable des droits de propriété, à la justice envers tous, d’où résulteront nécessairement la multiplication des subsistances, l’accroissement des richesses, l’augmentation des jouissances, des lumières et de tous les moyens de bonheur. »
Bref, selon Turgot, « Il suffit évidemment que le gouvernement protège toujours la liberté naturelle que l’acheteur a d’acheter et le vendeur de vendre. » Alors, ajoute-t-il, « la science du gouvernement deviendra facile et cessera d’être au-dessus des forces des hommes doués d’un bon sens ordinaire. »
Turgot est donc un apôtre du droit naturel, qu’il appelle aussi « système de la liberté ». Il souligne souvent que la concurrence sur un marché libre a pour effet de réguler naturellement les prix et d’empêcher les abus. Par ailleurs, il fait du marchand la pièce maitresse du mécanisme de marché. En effet, les agents de l’État sont moins motivés et surtout moins bien informés que ne le sont les commerçants. Il est donc plus efficace de laisser le commerce aux mains des intérêts privés.
Murray Rothbard écrira à propos de Turgot : « c’était un génie unique, comparé aux Physiocrates. Sa compréhension de la théorie économique était incommensurablement supérieure à la leur, et la manière dont il traita le capital et l’intérêt est quasiment inégalée encore aujourd’hui. »
Texte
1° Les droits naturels de l’homme
Les hommes n’ont pu former des associations régulières, que pour la conservation de leurs droits naturels. Ces droits sont la sûreté de leur personne et de leur famille, la liberté et surtout la propriété. L’homme a sur les fruits du champ qu’il a défriché, sur le logement qu’il a construit, sur les meubles ou les instruments qu’il a fabriqués, sur les provisions qu’il a rassemblées, un droit qui est le prix de son travail ; et l’espérance qu’il a nourrie de conserver ce fruit de ses peines, la douleur de les perdre, plus grande qu’une simple privation, donne à ce droit une sanction naturelle qui oblige tout autre homme à le respecter. Dans une société naissante et déjà au dessus de l’état de sauvage, chaque homme sait assez veiller sur sa sûreté, et il ne la met sous la protection des lois qu’avec une sorte de répugnance. Il a peu à craindre pour sa liberté. L’esclavage suppose une société déjà formée et même assez compliquée. Enfin, les autres outrages à la liberté sont une suite de l’état social. Ainsi, de tous les droits de l’homme, la propriété est celui pour lequel il a le plus besoin de s’associer avec ses semblables, qui prennent avec lui l’engagement réciproque de la défendre, et en rendent, par cette association, la conservation assurée et moins périlleuse. On a donc pu, sans injustice, regarder les propriétaires comme formant essentiellement la société : et si on ajoute que chez tous les peuples cultivateurs, les limites du territoire sont celles où s’arrêtent les droits de la société ; que les propriétaires de fonds sont les seuls qui soient attachés à ce territoire par des liens qu’ils ne peuvent rompre sans renoncer à leur titre ; qu’enfin eux seuls portent réellement le fardeau des dépenses publiques, il sera difficile de ne pas les regarder comme étant seuls les membres essentiels de cette même société .
La propriété n’est autre chose que la libre disposition de ce qu’on possède légitimement. Dans l’état naturel, tout ce dont on jouit sans l’avoir enlevé à un autre, forme cette propriété ; dans l’état social elle devient ce qu’on a reçu de sa famille, ce qu’on a pu acquérir par son travail, ce qu’on a obtenu par une convention. Les lois règlent la manière d’exercer ce droit, mais ce n’est pas des lois qu’on le tient.
La libre disposition de la propriété renferme le pouvoir de vendre, de donner, d’échanger ce qui est à soi, et, si cette propriété consiste dans les denrées qui se reproduisent, de régler cette reproduction à son gré, et de jouir, comme on le voudra, du produit.
La seule borne à cette libre disposition, est de ne rien faire qui puisse nuire à la sûreté, à la liberté, à la propriété, et en général aux droits d’un autre.
La liberté naturelle consiste dans le droit de faire tout ce qui ne nuit pas au droit d’autrui. Il ne faut pas confondre cette liberté avec la liberté civile, qui consiste à n’être forcé d’obéir qu’à des lois, car les lois peuvent violer la liberté naturelle ; ni avec ce qu’on appelle la liberté politique, qui consiste à n’obéir qu’aux lois auxquelles on a donné sa sanction, soit par soi même, soit par ses représentants. La liberté civile n’est qu’une jouissance, confirmée par l’autorité des lois, d’une partie, et souvent d’une très petite partie de la liberté naturelle, même dans les pays où l’on se vante le plus d’être libre. La liberté politique n’est véritablement que l’exercice du droit de souveraineté, droit qui n’a dû son existence qu’à la société, et qu’il ne faut pas confondre avec ceux pour le maintien desquels elle a été établie.
Comme le droit de propriété, quoique antérieur à la société, se trouve modifié dans l’ordre social, de même la liberté naturelle y devient sujette à certaines limitations qui naissent de la même cause, la nécessité où est l’homme en société d’assujettir à une forme régulière et commune pour tous une partie de ses actions. C’est la nature elle même qui marque encore quelles doivent être ces actions ; et la loi ne pourrait, sans attaquer la liberté, en astreindre d’autres à cette uniformité.
Ces limitations peuvent être de deux espèces : dans l’une, elles restreignent la liberté, même sur des objets où l’on pourrait avoir un motif réel et juste de ne pas se conformer à la loi ; dans l’autre, elles ne les restreignent que sur des objets indifférents, et semblent n’ôter que la liberté de suivre ses caprices. Plus une législation approchera de l’espèce de perfection compatible avec la nature humaine, moins on y observera de ces limitations à l’exercice motivé de la liberté : peut être disparaîtraient-elles même absolument des lois qui obligent à la fois l’universalité des citoyens ; et les limitations qui semblent n’assujettir que le caprice, y deviendront aussi de plus en plus rares.
2° La formation et la distribution des richesses
Si on suit les sociétés dans leurs progrès, si l’on examine suivant quel ordre et par quel moyen les richesses s’y forment et s’y distribuent, on y verra l’intérêt particulier de chaque individu le porter à s’occuper d’améliorer sa fortune. S’il est agriculteur, ses épargnes, employées à des entreprises de culture, serviront à augmenter le produit de ses terres, à multiplier, par conséquent, la masse des denrées, à en procurer l’abondance, à en diminuer le prix. Est ce par son travail, par son industrie qu’il peut acquérir des richesses ? Il cherchera les moyens de pouvoir dans un même temps, ou produire plus d’ouvrage, ou faire des ouvrages plus parfaits et d’une plus grande valeur, et par conséquent à augmenter la somme totale de ces valeurs et à faire baisser le prix particulier de chaque objet. Le commerçant cherchera, par des spéculations plus adroites, à se procurer la facilité de vendre à plus bas prix les mêmes denrées ou d’en fournir de meilleures au même prix ; il tâchera de prévoir les besoins des habitants des pays où s’étend son commerce, et de fournir à ces besoins pour un prix qui lui fasse obtenir la préférence. Les capitalistes, pour tirer de leurs fonds un plus grand revenu, les emploieront dans les entreprises de commerce et d’industrie, et leur donneront une activité utile au bien général. Mais plus ils assembleront de capitaux, plus la concurrence et la nécessité de ne pas laisser leurs fonds oisifs, doivent les obliger à baisser cet intérêt [le taux d’intérêt. Ed.].
Ainsi, dans toutes les classes de la société, l’intérêt particulier de chacun tend naturellement à se confondre avec l’intérêt commun ; et tandis que la justice rigoureuse oblige de laisser jouir chaque individu de l’exercice le plus libre de sa propriété, le bien général de tous est d’accord avec ce principe de justice.
L’agriculture doit être libre, parce que le cultivateur cherche nécessairement à produire le plus de denrées, et à produire celles qui, pour une peine et des avances égales, donnent le plus grand produit. Toute gêne est donc inutile, si elle ne dérange point les spéculations des agriculteurs ; et elle nuit à la reproduction si elle les contrarie.
L’industrie doit être libre, puisque l’intérêt de tous ceux qui s’y livrent est de mériter la préférence par la bonté du travail, ou d’en augmenter la masse. Tout privilège en ce genre est à la fois une injustice envers ceux qui ne le partagent pas, et une mesure contraire à l’intérêt général, puisqu’elle diminue l’activité de l’industrie.
Le commerce doit être libre, parce que l’intérêt du commerçant est de vendre beaucoup, et d’avoir à vendre tout ce dont les acheteurs ont besoin, et que la concurrence née de la liberté est le seul moyen d’enlever aux négociants l’intérêt et le désir de hausser les prix. Toute gêne est donc nuisible, parce qu’elle diminue à la fois et l’activité et la concurrence.
L’intérêt de l’argent doit être libre, parce qu’alors il se règle toujours sur le profit qu’il rapporte à l’emprunteur, et sur la probabilité de retirer ses fonds. Si on le fixe par une loi, en soumettant à des pertes ou à des peines ceux qui s’en écartent, on nuit à l’activité au commerce, et l’on augmente le taux de cet intérêt qu’on voulait diminuer.
Quel droit peut donc avoir la société sur ces objets ? Instituée pour conserver à l’homme ses droits naturels, obligée de veiller au bien commun de tous, la justice, l’intérêt public, lui prescrivent également de borner la législation à protéger l’exercice le plus libre de la propriété de chacun, à n’établir aucune gêne, à détruire toutes celles qui subsistent, à empêcher que la fraude ou la violence n’en imposent de contraire aux lois.
Pour procurer aux hommes l’exercice paisible et libre de leur propriété, il faut nécessairement former un fonds destiné aux dépenses nécessaires pour la défense commune, et pour l’exécution des lois. D’ailleurs, l’état de société exige nécessairement des travaux publics, utiles à tous les citoyens ou aux habitants d’une ville, d’un village, d’un canton. Ils ne doivent être faits qu’aux dépens de tous ceux qui en profitent. Mais ces mêmes travaux ne peuvent être bien exécutés, ou même le seraient souvent d’une manière nuisible au droit ou à l’intérêt d’autrui, si on leur en abandonnait arbitrairement la direction. Enfin, il peut être utile d’encourager par des récompenses des services rendus à tous. De là naît la nécessité d’une subvention. Quel sera donc à cet égard le droit de la société sur les individus ? On voit d’abord que la valeur de cette subvention ne doit pas aller au delà de ce qui est rigoureusement nécessaire au maintien et à la prospérité du peuple, ou plutôt qu’elle doit s’arrêter précisément au point où il est en général plus utile à chaque individu de payer cette subvention que de ne pas la payer. A cette raison de justice, il s’en joint une autre d’utilité publique. En effet, cette proportion excédante d’impôt, distribuée à des consommateurs, est absolument perdue pour la culture et pour l’industrie, tandis qu’au moins une partie de cet excédant y aurait été employée, si l’impôt ne l’eût pas enlevée aux citoyens. On doit observer ensuite, que si la société a le droit de lever une subvention et d’exiger de chacun une partie de sa propriété, celui de gêner les individus dans la disposition de ce qui leur reste, ou dans l’usage de leur liberté, n’en est pas une conséquence. On voit, enfin, que cette subvention, pour être juste doit être distribuée proportionnellement aux avantages qu’on retire de la société. Elle doit donc être imposée sur les propriétés, l’être directement, et l’être proportionnellement au produit net. Toute autre forme d’imposition entraînera des atteintes à la liberté des citoyens et à l’exercice du droit de propriété. Elle serait donc essentiellement injuste.
3° La fonction des lois
Les règles qui déterminent la distribution des propriétés que la mort fait vaquer, les lois relatives aux conventions qui forment les échanges, les transports ou de la propriété ou de la jouissance pour un temps, les règlements nécessaires pour empêcher que dans l’exercice de la propriété le droit d’un autre ne soit lésé ; tels sont les objets du droit civil.
Dans ces lois, rien ne doit donc être arbitraire ; tout doit tendre, non à la plus grande utilité de la société, principe vague et source féconde de mauvaises lois, mais au maintien de la jouissance des droits naturels. Dans l’état de nature, la propriété du père, fruit de son industrie et de son travail, doit être également partagée entre ses enfants ; et si un des enfants meurt sans postérité, le père seul a des droits sur cet héritage. Ce principe suffit pour régler, dans l’état social, l’ordre des successions. Il s’agira seulement de reporter chaque bien, suivant que la transmission héréditaire en est connue, ou qu’elle ne l’est pas, à la tige ou aux tiges les plus prochaines qui subsistent, et dont il reste des descendants, et de le distribuer ensuite suivant l’ordre naturel. Mais quels sont les enfants d’un homme, d’une femme ? Si, dans la réponse à cette question, on veut bien consulter la seule raison, et n’écouter de préjugés d’aucune espèce ; si ensuite on veut bien convenir que la femme égale en tout l’homme, doit jouir absolument des mêmes droits ; si on se rappelle dans quelles limites étroites le droit de la société sur la liberté des individus doit être resserré, on trouvera facilement quelle législation sur les mariages et sur les droits des enfants nés hors du mariage, sera la plus conforme à la justice, et concourra le mieux à remplir l’objet primitif de toute association politique. On verra que rien, dans cette partie comme dans aucune autre, ne doit être arbitraire, ne doit dépendre de la constitution, du climat, des mœurs, ou des opinions du peuple.
Le droit de propriété n’est, pour chaque individu, que celui d’user librement de ce qui lui appartient. On ne peut regarder le droit de tester, c’est à dire d’avoir une volonté toujours révocable, de disposer de ce qu’on possède au moment où on cesse de le posséder, comme une suite de la propriété. Ainsi, point de testaments, point même de ces dispositions qui, en cédant une propriété, règlent pour un temps indéfini, la forme, l’emploi qu’on en doit faire. Toute fondation, toute propriété appartenant à un corps, à une communauté, doit être à la disposition de l’État quant à la manière d’en jouir et de l’employer.
C’est de la nature que naît le droit de propriété : toutes les propriétés fictives ne doivent être que des représentations des propriétés réelles ; et la société ne doit pas en créer arbitrairement, comme elle le fait, en donnant des privilèges dans la librairie ou dans les arts, des droits de chasse, d’usine ou de pêche sur les rivières.
Suivant le droit naturel, la chasse appartient à chaque propriétaire sur son terrain ; la pêche, aux propriétaires riverains, et à tous ceux qui ont le droit de parcourir la rivière ; les usines, à ces mêmes propriétaires pris collectivement, parce que chacun d’eux n’en peut jouir séparément sans nuire à l’exercice de la propriété des autres.
Nous voyons ici naître la nécessité des lois de police, c’est à dire des règles auxquelles doivent être assujettis les hommes dont les habitations, les propriétés, se mêlent et se touchent, pour que la libre jouissance de leurs droits ne nuise ni aux droits, ni à la sûreté, ni à la santé, ni au bien être de leurs voisins.
Toute distinction héréditaires si elle a quelque effet civil, si elle donne quelque droit ; toute prérogative personnelle, si elle n’est pas la suite nécessaire de l’exercice d’une fonction publique, est une atteinte au droit naturel des autres hommes, un pas fait contre le but primitif de la société, et par conséquent une véritable injustice.
C’est ainsi qu’en ne s’écartant jamais de l’équité, en se conformant à l’objet de la société, on parviendrait à une législation simple, déduite tout entière des principes de la raison universelle, et à détruire cette complication des lois, qui n’est pas un des moindres fléaux de l’humanité.
Participez à la conférence de Benoît Malbranque sur Turgot le 12 mai à Paris
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